dimanche 25 avril 2010

"Demain la décroissance" d'Alain de Benoist : un livre dangereux (Paul Ariès)



Alain de Benoist n'est pas un faux ami de la décroissance mais un vrai adversaire. Ancien de la Fédération des étudiants nationalistes, défenseur de l'Algérie française, co-fondateur du Groupement de Recherche et d'Etudes pour la Civilisation Européenne (GRECE), Alain de Benoist est le patron de la mouvance de la nouvelle droite. Ancien du Figaro-Magazine, théoricien antiraciste mais au nom d'un droit à la différence, auteur prolifique, patron des revues "Krisis" et "Éléments" où il écrit également sous le pseudonyme de Robert de Herte, etc., Alain de Benoist œuvre depuis un demi-siècle à rendre l'extrême-droite fréquentable.


Aussi, lorsque j'ai appris que le principal chef de file de la nouvelle droite européenne se ralliait officiellement à la décroissance en publiant un ouvrage intitulé
Demain la décroissance, j'ai eu mal à mes convictions, car je sais bien que pour être infiltré il faut souvent être perméable. Existerait-il donc dans nos thèses une fragilité telle qu'elles pourraient être retournées ? La décroissance pourrait-elle servir de bannière à d'autres causes que les nôtres ? Se pourrait-il que les objecteurs de croissance fassent, malgré eux, un sale travail au profit de nos pires adversaires ? Là-dessus, la lecture du livre d'Alain de Benoist est plutôt rassurante : le chantre des Indo-Européens a besoin de triturer les faits et les thèses de la décroissance pour pouvoir se les approprier. Il lui faut ignorer nos débats, taire nos positions, bref, écrire un mauvais livre.

Sa manœuvre est manifeste dès le choix du titre. Notre éditeur Parangon a dû lui adresser une lettre recommandée pour qu'il renonce à utiliser le titre annoncé, qui était (par hasard ?) celui de notre propre ouvrage collectif : Objectif décroissance. Fi !, de Benoist a jeté son dévolu sur un autre titre déjà utilisé, celui du livre du bio économiste Georgescu-Roegen traduit en 1979. Belle politique d'entrisme !

Rien sur le social

Dès les premières phrases l'auteur commence par une contre-vérité qui nous apprend beaucoup sur ses intentions réelles : "
Les sociétés anciennes avaient spontanément compris qu'aucune vie sociale n'est possible sans prise en considération du milieu naturel dans lequel elle se déroule." Alain de Benoist n'a-t-il jamais entendu parler de l'effondrement de Babylone ou de celui de l'île de Pâques ? Le patron du GRECE est bien trop érudit pour ignorer ces faits mais il a besoin de les nier pour soutenir sa thèse : tout le mal viendrait du monothéisme, dont le catholicisme romain, l'idéologie du progrès, la "gauche de gauche" seraient les formes les plus abouties...

L'auteur prend la peine de donner à son ouvrage une apparence de livre écologiste. Il accumule les références d'auteurs "écolos" et même "décroissants", il donne des gages d'engagement, il fait mine de participer aux débats qui secouent notre petit monde en faisant attention cependant à ne jamais répondre aux accusations portées contre ses thèses. Cette mise en scène savante cache mal le fait que son bouquin n'est que la reprise (à peine remaniée) de ses vieux textes qui en font toujours un auteur de droite extrême.

La crise écologique serait selon lui une crise "religieuse", au sens de la perte de l'âme des peuples. Cette crise ne pourrait avoir d'issue que dans le retour au paganisme car lui seul permettrait à chaque communauté organique de trouver sa propre âme et son propre Dieu.

Cette vision profondément anti-égalitaire a naturellement sa traduction politique immédiate. Alors que les objecteurs de croissance que nous sommes n'ont de cesse de clamer que la première décroissance que nous souhaitons est celle des inégalités sociales, le gourou de la nouvelle droite ne dit pas un traitre mot sur cette question, totalement absente de son livre. Comme s'il était possible d'en finir avec la domination de tous sur la planète sans remettre en cause parallèlement la domination des uns sur les autres. Comme si l'essentiel n'était pas que 20 % d'humains (indo-européens pour la plupart) s'approprient 86 % des ressources.

Sus à l'égalitarisme

Alain de Benoist ne peut pas marcher dans cette direction car sa pensée est totalement marquée par sa lecture des auteurs de la décadence, comme René Guénon, selon lesquels c'est le règne de la quantité (la démocratisation) qui serait la cause de la grande crise actuelle. De Benoist n'a donc pas changé : il a toujours les mêmes amis.

Il fait toujours profession de foi anti-égalitaire. Pis : à ses yeux les inégalités constituent un bien, car elles permettraient de renouer avec les hiérarchies naturelles. Notre projet politique d'égaliser les conditions sociales est pour lui totalement inacceptable car il renforcerait, selon lui, la décadence qu'il dénonce depuis ses premiers livres : "L'égalitarisme n'égalise que par en bas et cet effondrement de tout ce qui est élevé et différencié dans tout ce qui est homogène, indifférencié, équivaut en fait à l'inversion des hiérarchies", disait-il sous son pseudo de Robert de Herte dans "Éléments" n° 28-29. Certes, de Benoist n'aime pas plus la société économique que nous, mais pour d'autres motifs. Pour lui, la dictature de l'économie est condamnable car elle empêche les humains de reconnaître comme principe premier ce qu'il nomme les hiérarchies, appelées sous d'autres cieux "âme des peuples" ou "système de castes". Son but est de faire du politique "l'appropriation par l'homme d'une personnalité spécifique à l'intérieur d'une identité collective", bref, de redonner naissance aux identités : l'âme bretonne est différente nativement de l'âme savoyarde (donc imaginons un peu ce qu'il en est de l'âme juive ou africaine...).

Aujourd'hui, sous prétexte de démocratie participative, d'autoproduction et de relocalisation, il vise toujours le retour à une société organiciste dans laquelle l'individu serait sans cesse rappelé à l'ordre par sa communauté. Voilà pourquoi le doctrinaire indo-européen combat ce qu'il nomme "l'universalisme et l'égalitarisme abstrait", c'est-à-dire le choix de reconnaître l'humanité comme une. Voilà pourquoi il emprunte à l'écologie profonde la notion de "valeur intrinsèque de la nature". Il s'agit, pour lui, de plonger l'homme dans la nature ou, mieux encore, dans sa propre nature. "L'existence de cultures et de peuples différenciés est elle-même indissociable de l'avenir de l'humanité, tout simplement parce qu'il n'y a pas d'appartenance "immédiate" à l'humanité", écrivait-il en avril 2002 dans le journal italien I"n Fare Verde".

Infiltrations

Nous continuerons, nous, à penser que l'homme est ce qu'il fait et non ce qu'il serait nativement (une identité conçue comme une prison).

C'est pourquoi sa critique du "progressisme" n'est pas de même nature que la nôtre. "Les écologistes (...) doivent (...) regarder d'une autre façon les penseurs de droite qui, souvent avant eux, ont également dénoncé l'idéologie des Lumières" (page 79). Allons donc. De Benoist expliquait déjà dans Vu de droite (1977) ce qu'il entendait par la possibilité de dépasser le clivage gauche-droite : faire des hommes et des femmes de gauche des personnes de droite : "Pour l'heure, les idées que défend cet ouvrage sont à droite ; elles ne sont pas nécessairement de droite. Je peux même très bien imaginer des situations où elles pourraient être à gauche. Ce ne sont pas les idées qui auraient changé, mais le paysage politique qui aurait évolué."

Parce que de Benoist pense que la décroissance a un avenir, il aimerait l'utiliser pour passer en contrebande ses thèses inégalitaires. L'auteur n'en est pas à sa première OPA sur les idées qui montent. En utilisant déjà pour cela un verbiage trompeur, il a tenté d'infiltrer autrefois le tiers-mondisme par son bouquin Europe, tiers-monde, même combat (1986), puis l'anti-utilitarisme, obligeant Alain Caillé, le fondateur du mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), à publier une "lettre ouverte à Alain de Benoist, précisant une fois pour toutes que le MAUSS n'a rien à voir avec la Nouvelle Droite."

Les idées d'Alain de Benoist proviennent toujours de cette même idéologie nauséabonde, même si provisoirement il se croit obligé de les colorer d'écologie et même de décroissance. Osons le dire : nous ne souhaitons pas le dialogue avec de Benoist et nous sommes prêts à croiser encore et toujours le fer dans ce combat multiséculaire des mêmes contre les mêmes.

Paul Ariès, La décroissance, février 2008


N.d.l.r. : Dans cet article, M. Paul Ariès cite une phrase de M. Alain de Benoist, extraite du livre Demain la décroissance : "Les écologistes (...) doivent (...) regarder d'une autre façon les penseurs de droite qui, souvent avant eux, ont également dénoncé l'idéologie des Lumières" (page 79). Dans un souci de rigueur intellectuelle et pour éviter d'encourager les citations tronquées, nous reportons ici l'extrait dans son intégralité : "Les écologistes, qui continuent le plus souvent de se situer à gauche, et qui ont bien le droit de le faire, doivent donc réaliser que la gauche dont ils se réclament est nécessairement très différente de celle qu'a engendrée la pensée des Lumières. Ils doivent de ce fait regarder d'une autre façon les penseurs de droite qui, souvent avant eux, ont également dénoncé l'idéologie des Lumière, étant entendu que les hommes de droite doivent, de leur côté, porter eux aussi un autre regard sur cette autre gauche. Cela implique, de part et d'autre, une prise de conscience de l'émergence d'un paysage idéologique complètement nouveau, qui rend les anciens clivages obsolètes et a pour conséquence d'inévitables convergences. Pour le dire en d'autres termes, une gauche socialiste qui aurait su en finir avec le "progressisme" serait aujourd'hui le partenaire absolument naturel d'une droite qui, de son côté, aurait su rompre avec l'autoritarisme, la métaphysique de la subjectivité (Heidegger) et la logique du profit."

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